Coquilles 1, 2019

Installation, papier imprimé du dessin Concrétions de coquilles sur amphores archéologiques (Port-de-Bouc), mobilier jeté par les habitants (encombrants), 3,26 x 8,66 x 4,25 m / Résidence et exposition CHANTIER/coquilles, Centre d’arts Fernand Léger, Port-de-Bouc / Parcours CHANTIERS, Port-de-Bouc_Cahors_Loupian / PAC Printemps de l’Art Contemporain / Parcours Des marches, démarches, FRAC PACA.
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Editions :
Anaïs Lelièvre, Chantiers (prémices), textes de Philippe Piguet et de Laure Lamarre-Flores, Arles, Analogues, Semaine 20.19, 2019.
Anaïs Lelièvre, Chantiers. Opening book, Extra 003. Lien Opening book.
Lien vidéo Le Mur dans le miroir.



Parcours CHANTIERS - La finesse du plan et la matière qui émerge ou regimbe, l’érection de bâtisses et le constat de la brisure, l’ajout et la perte, l’élévation et l’excavation, la puissance et le manque. Des chantiers de construction qui génèrent démolition et déchets, à la lisière de la ruine ; des chantiers de fouilles archéologiques qui construisent par recomposition syntaxique de fragments. Le dessin comme procès, entre projet et reste. Si la ruine trouverait analogie dans un texte lacunaire (M. Makarius), bâtir – sans y parvenir – la forme d’une écriture du chantier.


CHANTIERS/Coquilles - Pour aborder la ville de Port-de-Bouc, construite et brisée par l’histoire enfouie des chantiers navals, le point d’entrée fut l’observation de concrétions de coquillages sur des amphores antiques, collection issue de chantiers de fouilles archéologiques sous-marines. Entre éclatement et rassemblement, ce motif dessiné est numériquement reproduit, rétréci et agrandi, puis fragmenté et composé, jusqu’à devenir un environnement qui recouvre des meubles jetés par les habitants. Croisant coquille archéologique et habitacle contemporain, l’installation se poursuit dans la ville : le dessin est retracé en pointillé à l’échelle l’urbaine, par la dispersion de 95 bris d’amphores marouflés, esquissant des lettres à recomposer. Réactivant les lectures de Bachelard, Valéry et Leroi-Gourhan, ces coquilles sont aussi la recherche d’une écriture erratique, tournant autour de la manière contemporaine d’habiter. Traversée par deux axes en pointillés, l’autre salle d’exposition articule céramiques et dessins (dont certains amorcent les actions à suivre à Cahors et Loupian), entre coquilles organique et scripturale, recouvrements protecteurs et figures fragiles d’habitats.


Laure Lamarre-Flores, Anaïs Lelièvre, Chantiers (prémices), Arles, Analogues, Semaine 20.19, 2019.
« De Port-de-Bouc à Loupian en passant par Cahors, Anaïs Lelièvre décline, par jeu d’éclatements et de rassemblements propres à son nomadisme, les différentes étapes de son chantier. Ce dernier est à comprendre dans la définition qu’en donne « la Poétique du chantier » de la revue Ligeia, soit un espace-temps de travail ouvert à tous les possibles, « un théâtre de création ». Architectural, historique, spatial ou psychique, il fait se rencontrer des réalités diverses d’une archéologie à la fois antique et contemporaine au cœur d’un parcours interrégional. Anaïs y concrétise plusieurs années de recherche sur le dessin autour de la question de la composition et du délitement, de la forme et de l’informe, de l’ambivalence entre devenir et ruine, projet et aboutissement. Réflexions et productions s’agencent par strates successives auxquelles fait écho le format d’expositions choisi. Eloignés mais imbriqués les uns aux autres, ces lieux sont les réceptacles de pièces qui apparaissent, se complètent, stagnent ou disparaissent dans des installations intrinsèquement liées à un processus de construction. Ils sont la projection à la fois physique et mentale de la mécanique créatrice de l’Artiste : un seul et même chantier de pensée et d’ouvrage. »


Philippe Piguet, « Anaïs Lelièvre, à l’origine », Anaïs Lelièvre, Chantiers (prémices), Arles, Analogues, Semaine 20.19, 2019.
« « Le monde est symétrique et les objets du monde sont symétriques, mais les pierres ne le sont pas », dit Roger Caillois au cours d’une conversation filmée. Et le philosophe d’ajouter : « Une pierre, même en morceaux, est entière d’un point de vue chimique ; dans chaque morceau, il y a toutes les qualités permanentes de l’espèce minérale. » Du local au global, et inversement, on ne peut mieux exprimer le rapport d’étroitesse infinie qui existe entre l’atome et le cosmos. Des pierres, considérées comme figures modèles d’une forme de vivant doublée d’une qualité esthétique absolue, Roger Caillois nous a invité à prendre toute la mesure. Tant pour ce qu’elles exercent depuis toujours une fascination sur l’homme que pour ce qu’elles suscitent en chacun de nous tout un monde de sentiments et d’images.
Le rapport qu’Anaïs Lelièvre entretient à la marche et l’intérêt qu’elle s’est découverte pour les pierres lors d’une résidence en Islande participent à situer sa démarche à l’aune d’une réflexion duelle : la place de notre corps dans l’espace et la prise de conscience des changements d’état de la nature. A ce titre, l’une de ses pièces les plus marquantes semble bien être cette série de 109 éléments, intitulée Stratus (2018), faite à partir de pierres de tailles variables, récoltées au glacier de Ferpècle, en Suisse, portant tout à la fois la brisure de leur chute et la courbure de l’érosion. Celle-ci procède du marouflage d’impressions numériques, au motif réduit du dessin d’une pierre en schiste argileux lui ayant servi de modèle, sur tout un lot de pierres stratifiées en gneiss. La façon qu’elle a de recouvrir celles-ci en prenant soin d’épouser toutes leurs aspérités aboutit à la création d’objets quasi cloniques issus d’un autre monde. Il y va là d’une problématique récurrente chez l’artiste qui en appelle aux notions conjuguées de mémoire, de multiple, d’éclatement, d’enveloppe et de stratification, lesquelles fondent ontologiquement ses recherches.
Dans son rapport aux lieux où elle est amenée à intervenir, l’art d’Anaïs Lelièvre relève d’une observation affinée des données contextuelles avec lesquelles elle doit composer. Requis par la nécessité qui est en elle d’y faire écho, il lui faut s’en imprégner, les vivre du dedans, en faire l’expérience, pour inventer chaque fois une forme qui participera à les évoquer. Dans ce processus, la prise en charge qu’elle peut y faire d’un élément matriciel qui condense en lui la totalité mémorielle du site où elle opère est déterminante. Ici, telle pierre ; là, telle graine ; là encore, tel coquillage. La nature, chez elle, n’est pas le sujet de l’œuvre mais le vecteur par lequel elle cherche à faire transiter le vivant. Le travail d’Anaïs Lelièvre repose sur des processus de déplacements et une réflexion sur la morphogenèse. « Si j’étais juste sur des formes que je pourrais nommer nature, il y aurait quelque chose de l’ordre d’une fermeture », dit-elle. Or, elle cherche à suivre le mouvement, celui des germes d’une pomme de terre, de la structure de l’atemoia, de l’éclatement d’une géode ou de la fracture d’une patelle. Aussi le principe d’enchaînement, de concaténation d’une situation à l’autre, gouverne sa démarche et conduit l’artiste à penser chaque fois une forme de développement nouvelle.
D’un lieu à l’autre, le mode de l’invasion qui caractérise les installations qu’elle réalise détermine dès lors de nouveaux espaces dans lesquels le regardeur est invité sinon à pénétrer, du moins à se confronter. A mettre en quelque sorte son corps en jeu. A se laisser déborder par l’expérience proposée en remettant en question ses habitudes perceptives. Fortes d’une dimension d’énigme, les œuvres d’Anaïs Lelièvre exercent une irrésistible attraction tant physique que mentale dans un rapport d’inquiétude certaine. Quelque chose y est en effet d’un mouvement en cours dont on ne peut dire s’il s’agit d’un commencement ou d’une fin, voire d’une construction ou d’un effondrement. Son champ d’action multiplie les cas de figures en situation de passage, de transformation et son art s’inscrit volontiers à l’ordre d’un entre-deux, dans un simultané entre apparition et disparition, entre solidité et fragilité, entre éphémère et durée.
Dans son rapport matière/dessin qui architecture l’esthétique d’Anaïs Lelièvre, alors que ses premières œuvres distinguaient nettement chacun de ces deux registres, une forme de porosité s’est opérée à l’épreuve du temps au cœur de sa démarche pour cerner les contours d’une synthèse. Que le concept de chantier la préoccupe nouvellement n’est sans doute pas innocent du sens profond que porte ce mot. Il est le lieu rassemblé d’une déposition et d’une édification, celui d’une industrie, d’une fabrique, un « atelier extérieur » comme on en parlait au XVIIIe. Anaïs Lelièvre est familière de ce type d’espace pour ce qu’il est en transit, dans le flux d’une énergie vitale. Le dessin qui est non seulement son médium de prédilection mais le vecteur sensible et matériel par lequel elle s’exprime tient justement à cette qualité primordiale d’être à la naissance de la forme. En toute proximité de la pensée, à l’instant de sa métamorphose. Là même où siège l’œuvre de l’artiste, en un lieu d’origine. »


Céline Ghisleri, « Hors des chantiers battus », Ventilo, n° 428, 2019, p. 20.
« Installation monumentale d’Anaïs Lelièvre à Port-de-Bouc et petites œuvres dissimulées dans la ville où le projet Des marches, démarches initié par le FRAC PACA a conduit ses pas, l’exposition Chantiers/Coquilles n’aurait pas pu trouver contexte plus à propos que le Centre d’arts plastiques Fernand Léger…
[…] Anaïs Lelièvre parcourt le monde au gré de projets artistiques qui l’amènent à penser qu’elle en est devenue nomade… Ce nomadisme prendrait presque part à son travail comme sujet et comme dispositif, qui revient au final à rassembler en une même œuvre commune, en constante évolution, toutes celles réalisées au cours d’années de travail chronologiquement et géographiquement disparates… Il s’agit, comme les titres de ses expositions l’indiquent, d’un gigantesque chantier artistique qui s’agglomère à l’image des concrétions qui sont le point de départ du chantier développé lors de sa résidence à Port-de-Bouc. C’est ce qu’on appelle dans le jargon de l’art contemporain un work in progress, littéralement une œuvre en train de se faire, une notion qui explore la question de la temporalité avec un commencement et un achèvement incertain. Les artistes n’ont eu de cesse de questionner cette présence de l’inachevé, à propos duquel Maurice Blanchot dit « que l’objet chantier ne manque jamais puisque le manque en est sa marque. » Si l’on connaît bien les images de Pierre Huygues ou les photos de Bustamante, c’est sans doute à Fernand Léger que nous devons les représentations les plus célèbres et les plus joyeuses du chantier… Chantiers/Coquilles ne fut donc pas qu’une étape pour Anaïs Lelièvre mais une pierre à l’édifice de cette immense et passionnante mise en œuvre développée également à Cahors et à Loupian, et plus largement dans les multiples sites où elle intervient et interviendra en résidence.
On ne saurait qualifier simplement le travail d’Anaïs Lelièvre, qui se meut à la fois dans le dessin et la sculpture, un savant syncrétisme relevant des spécificités des deux médiums. Si dans les nouvelles voies empruntées par le dessin depuis une décennie, on parle de dessin dans l’espace qui s’affranchit de la feuille pour se répandre dans la concrétude des lieux le contenant, ce n’est pas tout à fait le cas des dessins de l’artiste qui se reproduisent et se démultiplient mais demeurent intimement liés au papier utilisé, à la fois comme support du trait mais également comme matériau de construction et de recouvrement… Ce travail nous amène de l’infiniment petit à l’infiniment grand, d’installations monumentales, au sein desquelles le visiteur ressent l’étrange sensation de pénétrer l’intérieur du dessin lui-même, à de minutieuses et fragiles petites sculptures comme les céramiques noires et blanches Coquilles (le trait qui ne saisit rien) ou l’ensemble de pierres Stratus. Les œuvres d’Anaïs Lelièvre traitent de ces oppositions qui font le monde, du dispersement de la matière réunie en un tout, à l’image des concrétions de coquillages observées sur un chantier de fouilles sous-marines de Port-de-Bouc, dont l’œuvre Coquille (le langage impossible) raconte implicitement le souvenir, « de la composition et du délitement, de la forme et de l’informe, de l’ambivalence entre devenir et ruine, projet et aboutissement, précarité des équilibres… » Autant de questions qui ont finalement à voir avec celle du couple matière/forme émis par Aristote qui taraude tous les artistes depuis plus de vingt-et-un siècles…
Les environnements d’Anaïs Lelièvre sont comme des cocons matriciels, entre espaces minéraux et biomorphismes, dans lesquels la précarité des équilibres se pose. Si ces espaces représentent une œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, ils évoquent aussi la pauvreté d’un matériau, l’abnégation de l’artiste à la machine et, dans le cas de l’installation à Port-de-Bouc, ils n’évincent pas la question de l’Anthropocène puisque les volumes recouverts de photocopies sont formés par du mobilier abandonné et récupéré par l’artiste. D’ailleurs, la présence de l’artiste se poursuit dans les rues de Port-de-Bouc où elle a disséminé des pierres que les habitants découvriront au hasard d’une balade, réunis dans une quête similaire et œuvrant tous à la construction d’un propos commun. »