Stratum 1, 2, 2018-2019

Stratum 1, 2018, installation, papier imprimé du dessin Schiste argileux (Sion), planches et mobilier récupérés sur site, salle de 35 m2 / Résidence La Ferme-Asile, Sion, Suisse.
Stratum 2, 2019, installation, papier imprimé du dessin Schiste argileux (Sion), planches / Salon Drawing Now, focus Galerie La Ferronnerie, Carreau du Temple, Paris.



Notes en résidence / La Ferme-Asile, Sion, Suisse : « Dessins d’air et de lumière sur les pics enneigés, effluves de pierres, le graphisme des flots. Des bâtisses médiévales aux angles tranchés qui s’empilent et s’enchevêtrent, tels des reliefs escarpés. La perdition de l’espace orthogonal dans les glaciers qui s’arrachent et se soulèvent. Des roches éclatantes qui s’effritent, sans les toucher. Arracher ainsi d’un mur, en lisière de Sion vers ses bisses, une argile pétrifiée qui se délite. Rendre ses strates infimes dans le processus du trait qui cherche et hésite. Insister, reproduire, entasser et étaler, recouvrir. Du fragment à l’environnement. Un espace friable, sans effondrement. La force du tourbillon, entre fleuve et air, au nom non élucidé, qui sert ici de point de repère. Et puis des pierres peut-être comme des nuages échoués. Et si le lourd était léger. Et inversement. La densité en apesanteur. »


Par sa reproduction numérique avec des rétrécissements et agrandissements progressifs, un dessin-source, de petit format, est réactivé pour déployer une multiplicité d’espaces. Tracé par couches successives (au crayon puis au stylo fin puis épais), Schiste argileux (Sion) figure les strates d’une pierre de schiste arrachée d’un mur en bordure de Sion lors d’une résidence en Suisse. Ramassant différents niveaux d’échelle, l’exploration du Valais fut autant marquée par la marche sur le sol instable des glaciers et la documentation sur le risque sismique local lié aux failles des plaques tectoniques. Mis en place dans ce contexte, Stratum 1 recouvrait la totalité de l’atelier de strates de bois puis de papier imprimé jusqu’à tendre à un effritement de l’espace architectural. Tel l’arrachement d’un fragment de Stratum 1, Stratum 2 en fut la version réduite adaptée à l’espace d’un angle.


Véronique Mauron
« Anaïs Lelièvre est en résidence durant trois mois à la Ferme-Asile. L’artiste française a exploré son nouvel environnement et a retenu comme matrice de départ une argile pétrifiée qui se délite, arrachée d’un mur, en lisière de Sion. Cet objet prélevé dans la nature est soumis à l’observation fine et est dessiné. Puis, agrandi ou réduit par la photocopie, le dessin original est multiplié autant que nécessaire pour réaliser une installation in situ dans l’espace de l’atelier de la résidence. Stéphanie Le Follic-Hadida écrit : « L’artiste intègre dans le processus de fabrication le rythme structurel du cumul (en strates multiples) ou de la dispersion (isolement de détails) et parvient ainsi à induire une infinie variété d’impressions et le sentiment paradoxal d’une pluralité ». Entre l’écriture et l’architecture, entre l’organique et le minéral, entre le lourd et le léger, entre la pesanteur et l’aérien, l’installation d’Anaïs Lelièvre invente un paysage fluctuant. »


Bernard Marcelis, « Anaïs Lelièvre, du dessin évolutif à l’installation immersive ».
« Trois éléments - ce qui n’est pas rien - frappent d’emblée dès que l’on est confronté au travail d’Anaïs Lelièvre: l’immersion dans l’œuvre, l’utilisation quasi exclusive du noir et blanc, l’évaporation des repères entre dimensions volumétriques et planes.
Ces quelques paramètres constituent en quelque sorte les souvenirs de ma première rencontre avec la démarche de l’artiste, lors du salon Drawing Now en 2019. Les codes du dessin avaient littéralement explosé sous mes yeux, l’œuvre surgissant d’un angle, se développant sur toute la hauteur des murs, rampants et s’étalant sur la moquette du stand. La masse de papier se régénérait par strates faites de plis et de replis, générant des anfractuosités sujettes à de nombreuses interprétations. Mais ce qui se dégageait surtout de ce qu’il convient d’appeler une installation, c’était cette puissance de la forme ainsi créée, cette absorption du dessin par la matière, l’apparition d’une concrétion sculpturale quelque peu hostile, à l’image des parois d’une grotte que l’on se prend à effleurer pour en évaluer la tactilité de la surface rocheuse, mais aussi son effet de trompe-l’œil.
Anaïs Lelièvre en est arrivée au fil des années à élaborer un considérable corpus qu’elle intitule Stratum et qu’elle définit comme « une installation immersive d’impressions numériques sur papier (avec agrandissements et rétrécissements) d’un dessin-matrice ». Elle peut y ajouter également des éléments divers récupérés sur les sites où elle a opéré. Ses installations se déclinent en plusieurs phases successives qui ne cessent d’alimenter ce vaste ensemble, à l’aulne de ses déplacements ou des résidences d’artistes qu’elle apprécie particulièrement. Tout le processus - et c’est bien de cela qu’il s’agit dans sa démarche - trouve son origine dans ce souvent modeste « dessin-matrice » évoquant pour l’artiste le lieu visité ou occupé. Ce dessin initial se voit rapidement dupliqué et multiplié, et perdre son identité première dans une modification du rapport d’échelle et de volume. Petit à petit, il se transforme en une installation adaptée et développée au lieu ou à l’espace qui l’accueille. Selon l’importance de ceux-ci, la dimension labyrinthique de l’œuvre est amplifiée à des degrés divers; au plus ceux-ci sont multiples, au plus le spectateur - qui perçoit implicitement son statut de visiteur muer, au fur et à mesure de sa pérégrination, à celui d’un protagoniste de cet environnement - perd ses repères, le regard noyé par la prolifération des traits qui viennent saturer l’espace.
La grotte évoquée ci-devant pourrait également s’apparenter à une carrière de schiste, cette roche de pierre tendre à la structure feuilletée dont l’exploitation produit des ardoises. Une autre acceptation de ce dernier terme renvoyant bien entendu à un support pour l’écriture et le dessin. Si ce n’est qu’ici, la masse l’emporte sur le détail, la monumentalité sur la singularité. On retrouve cependant cette singularité dans son travail d’extrême précision que constituent les ensembles de céramiques. »


Alexandre Colliex, « Stratum ».
« Après même les révolutions de la modernité et la tabula rasa à répétition des avant-gardes, le dessin semble avoir conservé dans l’imaginaire collectif un statut à part. Il serait resté une pratique intime de l’artiste ou bien le laboratoire de sa création. Dans le cours d’une modernité qui a jeté le soupçon sur la main de l’artiste, qui souvent même l’a répudiée comme outil légitime, lui préférant le processus industriel, l’usinage, le dessin est apparu à contre-temps tant il conserve vivante l’indéfectible relation de la main de l’artiste à l’œuvre. Quand l’image même était défiée, le dessin restait le medium de son humble surgissement sur la page.
Naturellement, les pratiques contemporaines du dessin ont mille fois démenti cette vision persistante. Et pourtant, rares sont les artistes qui ont pleinement intégré le dessin à l’installation ou l’ont éprouvé à l’échelle architecturale. Sol LeWitt est notoirement de ceux-là. Et citer son nom au seuil de ce projet dit d’emblée l’ambition, la rigueur et la rareté du travail investi depuis trois ans par Anaïs Lelièvre.
A travers la série Stratum, commencée lors d’une résidence à Sion en Suisse en 2018, et ses diverses déclinaisons comme autant d’explorations menées plus avant dans une voie reconnue propice, Anaïs Lelièvre a bel et bien engagé sa pratique du dessin dans une confrontation avec l’architecture et la pratique de l’installation. L’auguste référence à Sol LeWitt et ses Wall drawings doit s’entendre à cette aune seulement tant les actions et les objectifs poursuivis par Anaïs Lelièvre en diffèrent. Sa méthode est moins mathématique que géologique ; la surface des murs et sol devient le lieu d’émergence de reliefs labyrinthiques ; et le concept de son cheminement engage son corps d’artiste dans l’espace qu’elle a parcouru comme dans celui qu’elle nous donne à explorer.
Le caillou et la caverne
Le travail graphique Stratum développé par Anaïs Lelièvre depuis 2018 est paradoxal. A la fois mimétique et abstrait : il part de l’observation d’une pierre de schiste détachée d’un de ces murs de pierres sèches dont les paysans du Valais ont terrassé leurs coteaux. Reproduit, rétréci et agrandi jusqu’à l’affirmation du trait, le dessin est alors manipulé par Anaïs Lelièvre sous le format d’impressions numériques, qui deviennent la matière première d’installations dans l’espace. Acte de transmutation qui redonne à la pierre dessinée l’utilité d’un matériau de construction. Le caillou est alors étiré aux dimensions d’une caverne et le dessin quitte la feuille pour envahir l’espace.
Superposition de lignes, de points, de grattages, d’impacts et d’écritures, les dessins-sources cherchent, selon les contextes, à restituer le schiste stratifié du territoire sismique des Alpes valaisannes, le marbre pulvérisé de Naxos, ou encore les pierres poreuses d’Islande lors d’une résidence dans cette île volcanique en hiver 2015-2016, ou bien même les gemmes cristallines d’une géode ramenée d’une résidence au Brésil. Au-delà de la collecte du fragment géologique dont le dessin tend à conserver le témoignage en référence au croquis de géologue, le changement d’échelle, l’étirement des lignes suggestives d’une représentation cartographique trahissent l’importance du cheminement dans le paysage.
En passant du dessin à l’installation, l’enjeu pour Anaïs Lelièvre est alors de subvertir l’espace d’exposition. Par la manipulation du dessin, sa prolifération organisée, elle remet en cause l’orthogonalité des plans et nous plonge dans un espace inédit. A la joie enfantine d’explorer une grotte inconnue s’ajoute le plaisir de perdre pied dans un espace que nous ne reconnaissons pas et qui échappe à l’angle droit.
La méthode et le matériau
Cette entreprise de déstabilisation, Anaïs Lelièvre l’avait d’abord engagée par une méthode d’accumulation qui n’était pas sans rappeler le mythique Merzbau hannovrien de Kurt Schwitters. Matériaux « pauvres », objets de récupération, bois, carton et papier constituaient l’armature d’un espace aux angles aigus, relief accidenté hérissé de surplombs et stalactites que le dessin venait couvrir en parachevant l’entreprise de déstabilisation par l’étirement de lignes vives. Ainsi à Naxos, dans sa résidence à la Bazeos Tower, au Centre d’art contemporain du Luxembourg belge et à Sion, la perte de repères, la métamorphose de l’architecture était obtenue par l’agencement oblique d’objets trouvés et par leur camouflage à partir d’un dessin-source déployé. Labeur acharné qui impliquait le corps de l’artiste dans une véritable construction, la charpente de bric et de broc disparaissant sous un travail de dentelière par le collage infiniment délicat des milliers d’impressions du dessin matriciel.
Un nouveau modus operandi s’est mis en place lors d’une résidence fin 2019 à Saint-Lô (ville bâtie de schiste) puis développé lors d’une exposition au FRAC PACA à Marseille et lors des résidences qui ont suivi. A l’empilement de matériaux de récupération, se substituent les formes usinées en PVC sur lesquelles le dessin-source se trouve imprimé. Loin d’être anecdotique, cette remise en cause du processus créatif et la maitrise d’un nouveau medium modifie le sens même de l’œuvre qui affirme sa proximité avec l’espace architectural et théâtral. La multiplication de modules prédéterminés permet désormais d’envisager la création d’un espace largement modulaire et évolutif, par sa manipulation et redéfinition au fil des présentations. L’œuvre finale ressort moins du bricolage que de la mise en scène.
La version présentée à la Galerie La Ferronnerie apporte la synthèse de cette évolution et dans le même temps poursuit l’exploration des effets scéniques permis par ce nouveau matériau, les multiples modules pouvant être diversement reconfigurés par l’artiste. Selon cette même méthode de l’utilisation d’un dessin-source recombiné, une partie de l’espace de la galerie est modifiée afin d’en bouleverser la perception dans une expérience qui a trait au spectaculaire et au jeu sans s’y réduire. Dans l’espace même d’exposition, les modules en PVC de dimensions variables induisent une perte des repères jusqu’à transformer radicalement l’appréhension visuelle et physique du lieu.
La scène et la strate
Mais plus encore que l’affirmation du potentiel scénographique de cette nouvelle pratique, le projet offre la synthèse de la démarche développée par l’artiste depuis deux années à travers la série Stratum. En effet, ce travail est une démarche au sens littéral du terme, stratifiée dans l’espace et le temps. Au commencement est la marche de l’artiste à travers chacun des territoires où elle invitée à intervenir, à créer, à partager avec le public.
Matrice de l’œuvre, le schiste (pierre composée de strates) est un fragment géologique du canton du Valais qu’elle a partiellement parcouru à pied lors de sa résidence. Anaïs Lelièvre trace le portrait même de ce caillou qu’elle extrait et rapporte, et à travers lui le portrait du territoire traversé, tout autant stratifié : couche instable des glaciers arpentés, fragilité des plaques tectoniques avec risque de séisme renouvelé… Et de ce portrait elle érige une grotte intérieure, non moins mystérieuse, et dont chaque ligne semble une courbe de niveau.
Des photographies prises par l’artiste témoignent de cet engagement physique au sein du territoire parcouru à pied. Et si Anaïs Lelièvre ne se réclame pas expressément des pratiques désormais fameuses de Richard Long, son engagement n’est pas sans affinité avec l’artiste anglais faisant œuvre en parcourant le territoire selon les protocoles établis par avance et consignant ses propres déambulations sur la carte comme dans l’espace par le prélèvement de pierres, ou bien au contraire par leur accumulation en cercles, ou bien encore par l’érection d’un cairn discret. De cette affinité, de ces territoires mesurés en heures de marche, des photographies en portent témoignage. Ainsi celle du glacier d’Aletsch, en écho au mur argileux où fut prélevée la roche dont le dessin a capté la structure. Infiniment troublante est la proximité formelle entre le paysage saisi dans son ensemble, entre ce glacier démesuré avec ses lignes, ses arrêtes de glace noircie, ses failles et ses crevasses, et les stries graphiques de la roche dessinée, puis leur traduction à l’échelle de l’installation. »