Caryopse 4, 2021

Installation, modules en acier peint (h. max. 3 m), sol en PVC forex imprimé du dessin Vue microscopique de grain de blé, production Ville de Chevilly-Larue (modules) et Hors-Cadre, Auxerre (PVC) / Exposition Caryopse, 2021, Maison des arts Rosa Bonheur, Chevilly-Larue, 4,4 x 16 x 6 m / Exposition L’esprit des lieux, 2022, Abbaye Saint-Jean d’Orbestier, Musée du MASC, Les Sables d’Olonne, commissariat Philippe Piguet.



Tout en traversant la ville transformée par ses immeubles et chantiers, faire lecture de documents historiques et découvrir Chevilly-Larue par le prisme de son passé : les poteries antiques, la culture du blé, les briqueteries, les temps de guerres, les inondations… L’entrée par la terre comme matière à la fois fragile et façonnable (terreau agricole, matériau architectural, objet de batailles de territoire…) porte à poursuivre des recherches menées en d’autres lieux marqués par l’agriculture : à Verrières-le-Buisson (deux expositions en 2018-2019, à partir du développement des grains de blé par la famille Vilmorin), et au lycée agricole Bourges-Le Subdray (résidence en 2020-2021).
Au croisement de plusieurs sites et temporalités, bâtir les prémices d’une maison qui semble forgée de restes, de vestiges, autant que prise dans une dynamique de croissance. Ainsi, la Maison des arts (ancienne grange réhabilitée) accueille-t-elle désormais sous son toit l’esquisse d’une demeure qui semble être en décomposition ou en attente de sa construction : amas de briques, fragments de charpentes, évocation de flèches… forment un ensemble parcellaire, un puzzle indéfini qui nous projette dans un espace labyrinthique, tant physique que mental. Tel un processus inachevable, ces œuvres modulaires pourront ensuite se décliner ailleurs, découvrant chaque fois de nouveaux agencements en dialogue avec les lieux.
Bâtir sa maison se présente ici à l’état d’une amorce, de manière émergeante ou incomplète, méthodique ou éclatée, de sorte à en pointer les bases autant que les résistances ou failles. Cette maison-exposition trouve ses fondations dans les anciennes fermes locales, dont il reste peu de trace… et creuse d’autres racines, transversales, psychiques, ancestrales, qui portent chaque visiteur à se questionner sur ce qui définit sa propre “maison”.


Les modules de Caryopse 4 déclinent une forme-synthèse qui condense la référence aux éléments porteurs de la charpente, une structure en épi de blé (qui apparaît également au niveau microscopique dans le dessin du grain de blé couvrant sol et murs), et des flèches indiquant une dynamique de croissance ou décroissance.


Philippe Piguet, catalogue d’exposition, Anaïs Lelièvre, L’esprit des lieux, Musée du MASC, Sables d’Olonne, 2022.
« Des relations de l’œuvre à l’espace de sa monstration, deux cas de figure sont à considérer. Le premier, qui est le plus ancien, porte sur le moment même de sa création et de son rapport au lieu où elle s’informe. Tel est le cas des peintures rupestres qui épousent le relief des parois sur lesquelles elles sont réalisées ou celui, plus contemporain, d’installations faites spécialement pour le contexte. Le second cas concerne des œuvres modulables, qui préexistent et qui sont en capacité de s’adapter à l’espace où elles sont présentées. Dans l’une comme dans l’autre de ces deux situations, ces œuvres sont pensées par leurs auteurs aux fins de mettre en exergue l’esprit des lieux qui les accueillent.
Non seulement l’art d’Anaïs Lelièvre est requis par cet esprit des lieux mais il procède tout à la fois de ces deux cas de figures. De fait, si l’artiste n’envisage son travail que dans une étroite relation à l’histoire des lieux où elle intervient, recherchant toute documentation qui lui permette de l’appréhender au mieux, elle le nourrit sans cesse du développement des expériences traversées. Sa démarche gagne ainsi la pertinence d’un continuum qui la charge de sens, tout en modulant celui-ci des situations qui lui sont offertes, et les formulations qu’elles trouvent reposent sur un socle conceptuel et formel solidement réfléchi.
Aux Sables d’Olonne, invitée à habiter les espaces de l’abbaye d’Orbestier, d’une part, de la Croisée du MASC, de l’autre, Anaïs Lelièvre a choisi d’intervenir suivant trois modalités distinctes. Ici, elle rejoue les éléments d’une pièce existante – Pinnaculum – et en développe une autre – Caryopse ; là, à partir de la déclinaison d’un module utilisé antérieurement, elle le démultiplie en un dispositif totalement inédit – Silicium 3. Quoiqu’elles soient séparées par l’éloignement des deux lieux d’exposition, ces trois installations se raccordent, sinon s’accordent par leur nature graphique – dessin imprimé pour la première, sculptures filaires pour les deux autres. Cela les rassemble virtuellement dans l’espace et leur confère la force d’une unité. […]
Cette appropriation des lieux s’accompagne chez elle d’une nécessaire connaissance de leur histoire pour concevoir la façon la plus pertinente d’y intervenir. Ainsi, savoir qu’une forêt se trouvait jadis en lieu et place de l’abbaye d’Orbestier a gouverné le choix tant de Pinnaculum et ses dessins de racines dans la nef que celui de Caryopse dans le chœur. […]
Constituée de structures filaires métalliques, cette dernière installation s’est tout d’abord donné à voir en un dispositif en façade de planches de bois marouflées de papier peint imprimé d’un dessin de la Vue microscopique de grain de blé. Par la suite, suivant un principe de « work in process » qui est la marque récurrente de sa démarche, l’artiste l’a appuyé en équilibre en un jeu de strates à partir des murs, puis lui a donné forme d’un mur construit/déconstruit en briques émaillées au motif du grain de blé. A l’abbaye d’Orbestier, Anaïs Lelièvre reprend la quatrième version de cette installation – dite Caryopse 4 -, déclinée antérieurement en un ensemble de modules découpés dans le métal à la forme d’épis ou de charpentes, dénués de tout dessin imprimé. Passant ainsi du trait au volume, elle l’instruit à l’ordre d’une structure architecturée nouvelle qui s’érige dans le vide du chœur, ne supportant rien – comme en écho à la voûte effondrée de l’abbaye en 1912. En occupant la place à saturation, elle file à nouveau la métaphore de la forêt, d’une forêt où le regard se perd, jusqu’au risque d’un vacillement. En même temps, entre Pinnaculum et Caryopse 4, quelque chose d’une unité autour du végétal et de la croissance fait écho à l’élancement gothique de la bâtisse. Il y va ainsi d’une dynamique interne propre tant à l’architecture séculaire qu’au travail de l’artiste. Heureuse osmose qui charge l’œuvre de la dualité d’une mesure tout à la fois sensible et cognitive, comme on le retrouve à La Croisée. […] »