Pinnaculum, 2018

Installation, modules en PVC forex imprimé du dessin Racines de faux cyprès coupées, dimensions variées (h. max. 1,9 m) / Résidence de production Cahors Juin Jardins, Musée des Augustins, Atelier TA, Toulouse.
2018, Cloître du Musée des Augustins, Toulouse, Festival Cahors Juin Jardins.
2019, Cloître de la Cathédrale Saint-Etienne, Cahors, 900e anniversaire de la Cathédrale, Festival Cahors Juin Jardins / Parcours CHANTIERS Port-de-Bouc_Cahors_Loupian / Parcours Des marches, démarches, FRAC PACA.
2021, Chapelle de la Visitation, Thonon-les-Bains / Exposition Anaïs Lelièvre, expériences d’espaces, commissariat Philippe Piguet.
2021, Abbatiale Saint-Germain, Musée d’Art et d’Histoire, Auxerre / Exposition Entre-lieux, Galerie Hors-Cadre, Auxerre.
2022, Abbaye Saint-Jean d’Orbestier, Les Sables d’Olonne / Exposition Anaïs Lelièvre, l’esprit des lieux, commissariat Philippe Piguet, Musée d’Art moderne et contemporain MASC, Les Sables d’Olonne.



« Les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture. » François-René de Chateaubriand
« Avec la multitude de ses excroissances, les tours et les tourelles, les arcs-boutants, les gables, les pinacles, elle est, de l’extérieur, pareille à la forêt. A l’intérieur, on y retrouve les fières voûtes d’une allée d’arbres gigantesques. Sa nature est végétale, mais c’est aussi une végétation de cristaux, une floraison de polyèdres qui se répètent à l’infini, toujours plus grands, toujours plus hauts et qui s’émiettent, taillés toujours d’une même façon. » Jurgis Baltrusaitis, à propos des analyses de l’architecture gothique par Friedrich Schlegel


Ce projet Pinnaculum s’enracine dans l’histoire complexe de l’architecture du couvent puis du Musée des Augustins, avec ses multiples mutations (changement de fonction, transformations du bâti par démolitions, rénovations, restauration…). L’aspect stable et imposant du bâtiment s’appréhende dès lors dans sa dimension temporelle et transitoire, qui interroge aussi sur son devenir, ouvrant l’imaginaire à d’autres évolutions possibles.
Evoquant ses pinacles (pointes les plus hautes d’une architecture gothique), des volumes enfoncés dans la terre, semblent pousser du jardin d’inspiration médiévale, parmi les végétaux en germination. Tel un bâti souterrain, émergeant partiellement en surface, ils suggèrent une suite encore enfouie et invitent ainsi à une sorte d’archéologie inversée : projection d’un futur impossible, et basculement incertain entre percée du bâti et fouille imaginaire. En écho avec les cyprès du jardin qui tendent à s’élever aussi haut que les pinacles, ces sculptures sont constituées d’un dessin d’un entrelacs de racines coupées de « faux cyprès » (Cyprès de Lawson). Les tracés vibrants en dématérialisent l’image telle un disegno intérieur, dessein mental, autant qu’ils en transcrivent les flux qui animent des processus de croissances ou de métamorphoses, tant végétales qu’architecturales.
En ramenant les pinacles de leur hauteur céleste au sol de terre, le projet ravive aussi leur terreau originel : l’analogie entre le style gothique et les forêts a animé les plumes littéraires de Goethe, Chateaubriand notamment, et révèle l’architecture comme une cristallisation de forces de la nature. Aussi, plus largement, dit-on planter des graines et planter des fondations, planter sa tente, s’implanter sur un territoire… Entre la dynamique du processus de bâtir et les principes biologiques de germination et de croissance, des coïncidences se ramifient, de formes, de langage, d’histoire et d’imaginaire collectif. La ligne se manifeste là comme la restitution sensible d’un lien entre passé et devenir. Et son inscription (du latin in- « dans » et scribere « écrire ») dans ce lieu croise ces deux significations : l’acte graphique d’écrire, de dessiner, de transcrire, de tracer et de garder trace ; et l’acte existentiel consistant à se projeter dans un espace pour s’y installer et y habiter.
En 2018, l’installation Pinnaculum s’enracinait dans l’histoire complexe de l’architecture du couvent puis du Musée des Augustins de Toulouse, aux multiples mutations. En 2019, elle vient se réimplanter dans le jardin de la Cathédrale Saint-Etienne de Cahors pour l’événement rappelant sa naissance il y a 900 ans tandis qu’une partie du bâtiment est actuellement en travaux. Les modules, disséminés telles des graines dans le jardin foisonnant de Toulouse, sont cette année rassemblés sur les parterres rigoureusement dessinés du cloître de Cahors. Cette installation nomade, qui s’enracine, se déracine, ré-enracine, active une approche dynamique, plutôt que statique, de l’architecture.
Entre fouille archéologique et projection architecturale, Pinnaculum est la seconde étape d’un parcours intitulé CHANTIERS, qui articule deux autres manifestations : la restitution de résidence Chantier/Coquilles au Centre d’arts Fernand Léger de Port-de-Bouc (PAC et programme Des marches, démarches, FRAC PACA) ; et l’exposition Chantier/Stratum au musée archéologique de site gallo-romain et à l’espace o25rjj de Loupian.


Joël-Claude Meffre, « Forêt de pinacles : une poétique de l’ensemencement ».
« En ce lieu des Augustins, le cloître fut toujours ouvert à l’ensemencement, la dissémination, la filiation, la prolifération. S’y sont tissés, s’y tissent et se combinent des liens lentement densifiés à l’abri de ces murs de briques rouges. Ils accueillent, préservent et enregistrent ce qui s’y trame, s’y projette, s’y cristallise, d’échanges et d’accomplissement de tout processus créatif.
Parmi les semaisons, les croissances, les sillages d’insectes et les pas des hommes répétés dans les allées et venues du temps, il y a cette scène d’efflorescence d’architectures en pinacles implantés dans le noir terreau des possibles, au jardin, sous le carré du ciel. Ces pinacles en prolifération, apparaissent en traces pures, en translation, en différance, comme modèles, échos à ces hauts pinnacula (pinacles) de briques qui ornent en contrefort les toitures du cloître.
Ces architectures peuplent et trament en dissémination l’espace du jardin, tels les arbres d’une forêt symbolique où l’on déambule en silence (comme lorsque Baudelaire invite chacun à passer à “travers des forêts de symboles”). Selon les jeux nomades de l’artiste Anaïs Lelièvre, elles viennent à dessein inséminer la sérénité des lieux. Elles sont présence à être, maisons, cristaux, arbres, pignons, prothèses, champignons : tout ce qui s’identifie au pouvoir de la phusis, à la poussée générative.
Chaque face de chaque pinacle porte en impression des treillis de racines en racinages. Archi-écritures de traces inscrites. Tracés monochromes, graphies ayant fixé les trajets des sèves, orientant l’œil de la pensée vers un langage en involution du sol mêlé d’air et d’interstices vibratiles.
L’œuvre œuvrante d’Anaïs Lelièvre est une action à la fois d’irruption et d’intégration-déplacement. Elle s’inscrit dans une continuité : celle entre lieu, espace, histoire, mémoire, mimesis. Elle est source au-delà d’elle-même en ressourcement constant. Elle est force de dévoilement, démêlant/emmêlant les faisceaux de ses propres tensions créatrices et imaginatives.
L’œuvre engagée dans le cloître relève d’une poétique de l’ensemencement polymorphe, notamment par le fait que les structures en volumes de tailles différentes sont en filiation avec d’autres sortes de volumes déployés, implantés en d’autres lieux par l’artiste. De l’une à l’autre, ces structures rêvées se nourrissent d’un même processus créatif, mettant en jeu mutations, analogies biomorphiques (minérales, végétales, organiques). S’y allient écriture cosmographique et occupation mutante de l’espace/temps. »


Philippe Piguet, Anaïs Lelièvre, expériences d’espaces, Chapelle de la Visitation, Thonon-les-Bains, Arles, Analogues, Semaine 25.21, 2021.
« Paradoxe - pourrait-on penser – à la découverte dans la salle dite des Sœurs de son Pinnaculum, conçu en écho à l’architecture du Musée des Augustins de Toulouse et constitué d’un ensemble de 91 modules géométriques. Suggérant un paysage d’archi-écritures, les éléments qui le composent sont également imprimés sur PVC d’un dessin figurant des Racines de faux cyprès coupées. Comme il plaît toujours à l’artiste de décliner son travail, Pinnaculum a connu plusieurs formes de présentation. Dans son exposition thononaise, elle en propose un nouveau regroupement qui instruit un autre mode d’appréhension tant de l’espace de monstration que de l’œuvre elle-même. Comme si, en mettant en exergue son potentiel infini de combinaisons, elle voulait souligner la dynamique vitale intrinsèque à l’œuvre. Une dynamique augmentée, d’une part, par le fait que les lignes du dessin se poursuivent d’un module à l’autre, créant comme un flux en surface ; de l’autre, par le relief même de l’ensemble résultant des différentes dimensions de chaque module. »


Philippe Piguet, catalogue d’exposition, Anaïs Lelièvre, L’esprit des lieux, Musée du MASC, Sables d’Olonne, 2022.
« Des relations de l’œuvre à l’espace de sa monstration, deux cas de figure sont à considérer. Le premier, qui est le plus ancien, porte sur le moment même de sa création et de son rapport au lieu où elle s’informe. Tel est le cas des peintures rupestres qui épousent le relief des parois sur lesquelles elles sont réalisées ou celui, plus contemporain, d’installations faites spécialement pour le contexte. Le second cas concerne des œuvres modulables, qui préexistent et qui sont en capacité de s’adapter à l’espace où elles sont présentées. Dans l’une comme dans l’autre de ces deux situations, ces œuvres sont pensées par leurs auteurs aux fins de mettre en exergue l’esprit des lieux qui les accueillent.
Non seulement l’art d’Anaïs Lelièvre est requis par cet esprit des lieux mais il procède tout à la fois de ces deux cas de figures. De fait, si l’artiste n’envisage son travail que dans une étroite relation à l’histoire des lieux où elle intervient, recherchant toute documentation qui lui permette de l’appréhender au mieux, elle le nourrit sans cesse du développement des expériences traversées. Sa démarche gagne ainsi la pertinence d’un continuum qui la charge de sens, tout en modulant celui-ci des situations qui lui sont offertes, et les formulations qu’elles trouvent reposent sur un socle conceptuel et formel solidement réfléchi.
Aux Sables d’Olonne, invitée à habiter les espaces de l’abbaye d’Orbestier, d’une part, de la Croisée du MASC, de l’autre, Anaïs Lelièvre a choisi d’intervenir suivant trois modalités distinctes. Ici, elle rejoue les éléments d’une pièce existante – Pinnaculum – et en développe une autre – Caryopse ; là, à partir de la déclinaison d’un module utilisé antérieurement, elle le démultiplie en un dispositif totalement inédit – Silicium 3. Quoiqu’elles soient séparées par l’éloignement des deux lieux d’exposition, ces trois installations se raccordent, sinon s’accordent par leur nature graphique – dessin imprimé pour la première, sculptures filaires pour les deux autres. Cela les rassemble virtuellement dans l’espace et leur confère la force d’une unité.
Créé à Toulouse au Musée des Augustins en 2018, présenté à Cahors à la Cathédrale Saint-Etienne en 2019, rejoué à Thonon-les-Bains à la chapelle de la Visitation en 2021, Pinnaculum est un ensemble de quelques 90 éléments modulables, en forme de volumes aux allures de pinacles, imprimés sur PVC d’un dessin de racines de faux cyprès coupés. Leur arrangement, en extérieur ou en intérieur, suggère comme un paysage d’archi-écritures, éclatées en îlots ou regroupées, qui appelle la déambulation ou la circulation. Aligné dans la nef de l’abbaye Saint-Jean d’Orbestier, simplement posé à même sur la terre battue, Pinnaculum trouve là une nouvelle formulation qui souligne la pureté des lignes de la bâtisse. La nudité brute de son appareil de pierres, la sobriété architecturale de ses colonnes et de ses voûtes, l’immaculé de ses vitraux qui ne colore pas les rayons de soleil jouent d’harmonie complémentaire avec les entrelacs graphiques des modules, eux-mêmes disposés en un jeu d’échelles variées.
L’intérêt d’Anaïs Lelièvre pour l’architecture, de quelque nature qu’elle soit - religieuse, civile ou militaire -, relève chez elle d’une propension à prendre en compte les lieux qu’on lui propose pour en exprimer la relation existentielle du corps à l’espace dont ils sont les vecteurs. En ce sens, son art repose sur la nécessité primordiale d’emplir l’espace qu’elle occupe, parfois jusqu’à saturation, dans tous les cas pour inviter le regardeur à l’embrasser à son tour, à le découvrir dans toute son amplitude et dans toutes ses composantes. Cette appropriation des lieux s’accompagne chez elle d’une nécessaire connaissance de leur histoire pour concevoir la façon la plus pertinente d’y intervenir. Ainsi, savoir qu’une forêt se trouvait jadis en lieu et place de l’abbaye d’Orbestier a gouverné le choix tant de Pinnaculum et ses dessins de racines dans la nef que celui de Caryopse dans le chœur. »