Silicium 3, 2022

Installation, modules en acier peint / Exposition L’esprit des lieux, 2022, Abbaye Saint-Jean d’Orbestier, Musée du MASC, Les Sables d’Olonne, commissariat Philippe Piguet.



Philippe Piguet, catalogue d’exposition, Anaïs Lelièvre, L’esprit des lieux, Musée du MASC, Sables d’Olonne, 2022.
« Des relations de l’œuvre à l’espace de sa monstration, deux cas de figure sont à considérer. Le premier, qui est le plus ancien, porte sur le moment même de sa création et de son rapport au lieu où elle s’informe. Tel est le cas des peintures rupestres qui épousent le relief des parois sur lesquelles elles sont réalisées ou celui, plus contemporain, d’installations faites spécialement pour le contexte. Le second cas concerne des œuvres modulables, qui préexistent et qui sont en capacité de s’adapter à l’espace où elles sont présentées. Dans l’une comme dans l’autre de ces deux situations, ces œuvres sont pensées par leurs auteurs aux fins de mettre en exergue l’esprit des lieux qui les accueillent.
Non seulement l’art d’Anaïs Lelièvre est requis par cet esprit des lieux mais il procède tout à la fois de ces deux cas de figures. De fait, si l’artiste n’envisage son travail que dans une étroite relation à l’histoire des lieux où elle intervient, recherchant toute documentation qui lui permette de l’appréhender au mieux, elle le nourrit sans cesse du développement des expériences traversées. Sa démarche gagne ainsi la pertinence d’un continuum qui la charge de sens, tout en modulant celui-ci des situations qui lui sont offertes, et les formulations qu’elles trouvent reposent sur un socle conceptuel et formel solidement réfléchi.
Aux Sables d’Olonne, invitée à habiter les espaces de l’abbaye d’Orbestier, d’une part, de la Croisée du MASC, de l’autre, Anaïs Lelièvre a choisi d’intervenir suivant trois modalités distinctes. Ici, elle rejoue les éléments d’une pièce existante – Pinnaculum – et en développe une autre – Caryopse ; là, à partir de la déclinaison d’un module utilisé antérieurement, elle le démultiplie en un dispositif totalement inédit – Silicium 3. Quoiqu’elles soient séparées par l’éloignement des deux lieux d’exposition, ces trois installations se raccordent, sinon s’accordent par leur nature graphique – dessin imprimé pour la première, sculptures filaires pour les deux autres. Cela les rassemble virtuellement dans l’espace et leur confère la force d’une unité. […]
Intitulée Silicium 3, l’installation qu’elle y a orchestrée se distingue par un dispositif qui repose sur l’apparente fragilité graphique des 91 sculptures filaires qui y sont rassemblées. Si elles prennent figure à l’origine d’un dessin de géode rapportée du Brésil - lequel a conduit l’artiste au même développement vers la sculpture que Caryopse -, celles-ci font sens par rapport au concept de maison multiple et au nomadisme à l’aune desquels l’art d’Anaïs Lelièvre existe, via la procédure de résidence. Silicium 3 inaugure une forme d’invasion et de basculement qui convoque les mathématiques dans la déclinaison des modules fabriqués, joue de la transparence du fait que ceux-ci sont totalement traversants et s’amuse de l’instable par rapport à une longueur inégale de leurs arêtes. Tout en s’inscrivant dans la logique du travail, l’œuvre prend ainsi en charge la mémoire des lieux, celle des marais-salants et des cristaux de sel qui ont fait jadis l’identité de la ville.
Livrées à la pleine lumière de la Croisée, disposées au sol par groupes de différentes tailles, les modules qui sont peints en noir et en blanc configurent comme un paysage légèrement vacillant, qui balance entre émergence et effondrement. Ici et là, le jeu des ombres portées se mêle au dessin de leurs structures perturbant la perception du regardeur. D’autant plus que le contexte architectural du site offre au regardeur tout un lot de points de vue qui diffèrent selon l’angle sous lequel lui apparaît l’installation au travers des arches du déambulatoire. Il en résulte paradoxalement un tohu-bohu visuel assourdi par le silence du lieu et la déambulation glissée du visiteur au beau milieu de ce chaos savamment ordonné.
La démarche d’Anaïs Lelièvre est riche de toutes sortes de préoccupations, de forme et de fond, qui interrogent la relation du corps à l’espace. Quels que soient les lieux où elle intervient, l’artiste vise à réaliser des œuvres qui opèrent en relais de celle-ci dans l’intelligence d’une histoire, sans narration, et d’un ressenti, libre de toute expression. Dans un partage avec l’autre, pour ce que « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », comme le disait Duchamp. Sa démarche relève d’une expérience phénoménologique - tel que l’art minimal en a usé – et de la quête d’un être-là, nourri du vécu d’une mémoire. Elle en appelle à la mise en jeu des rudiments d’un habiter qui lui permet non seulement de saisir la part subtile de l’esprit des lieux où elle s’arrête, mais de l’inscrire au compte d’une réflexion involutive sur la question de l’œuvre et la possibilité de ses métamorphoses. »