Ammonoidea 1, 2021

Intervention architecturale sur façade vitrée, plexiglass imprimé du dessin Ammonite pyritée, h. 6 m / Exposition Au bord des paysages #5, commissariat LAAB, Hôtel de la Communauté de communes Grand Pic-Saint-Loup, Saint-Mathieu-de-Tréviers.



Entretien avec Anna Olszewska (extrait), catalogue Au bord des paysages #5, 2021.
Anna Olszewska : Le titre de votre installation Ammonoidea désigne les ammonites, mollusques connus par leur forme fossilisée qui renvoie au temps géologique de la montagne du Pic Saint Loup. Comment cette référence a-t-elle nourri votre projet ?
Anaïs Lelièvre : La rencontre avec un géologue spécialiste du Grand Pic Saint-Loup ouvrit quelques portes temporelles, permettant de traverser les formes minérales actuelles jusqu’aux processus très anciens qui leur donnèrent lieu. Les ammonites décomposées, par leurs particules organiques, contribuèrent à la teinte des marnes noires dans lesquelles la composition de nombreuses coquilles est conservée intacte sous forme d’empreintes transformées en pyrites (espèce minérale). Suivant cette spirale entre décomposition et composition mais à une autre échelle, ces terres noires construisent une épaisseur importante de cette gigantesque montagne autant qu’elles s’effritent en infimes copeaux. Ce principe d’une existence par strates, à la fois constitutives et friables, rappelle également, si l’on se déplace encore à une autre échelle, que le Pic Saint-Loup est issu de dépôts de sédiments, de mouvements de plaques tectoniques, de plissements, soulèvements de plans autant que de leur érosion en surface.
Dans Ammonoidea, le dessin intervient telle une strate supplémentaire qui, tout en obstruant la vue immédiate du Pic, propose d’autres fenêtres, se substituant à celles de la paroi vitrée du bâtiment. Par la porte qui reste activable, cette strate graphique peut réellement être soulevée. Les plans spatio-temporels alors basculent.
AO : Vos dessins rappellent les relevés de structures organiques et minérales comme les cernes d’arbres, l’écorce fossilisée, les veines des concrétions rocheuses, les formes cellulaires. Souvent, le dessin devient sculpture par superpositions, accumulations, transfert sur des volumes. Le processus de sa création semble apparaitre dans l’image qui en résulte. Quel est le point de départ à ce travail ? 
AL : Le “dessin-source” ou “dessin-matrice”, d’abord de petit format (21 x 29,7 cm), retrace au stylo à encre noire l’intérieur d’une ammonite pyritisée. Par sa reproduction numérique, il est ensuite progressivement agrandi, suivant le processus fractal de formation d’une coquille, par croissance spiralaire, jusqu’à recouvrir entièrement une façade intérieure de la Communauté de communes du Grand Pic Saint-Loup (celle donnant sur le Pic qui lui a donné son nom). Dans son agrandissement extrême, le dessin semble bâtisseur à grande échelle en même temps qu’il perd de sa netteté, affirme ses irrégularités, semble lui-même s’effriter, se décomposer en particules. Le grain de la ligne devient telle une texture rocheuse, et le tracé une trace évanescente. Le dessin est là gestuel, expressif de son propre processus et évocateur de ceux, géologiques, qu’il cherche à rejoindre sans y parvenir pleinement. Ces tracés sont à la fois un mouvement vers et sa propre rature, manifestant leur genèse et érosion. Comme processus en train de se faire, le dessin ouvre dès lors sa figuration à une multiplicité d’évocations qui s’agglomèrent ou se succèdent en strates mentales.
AO : La verrière de l’Hôtel des Communauté de communes devient le support pour l’ensemble de déclinaisons du dessin. Son architecture délimite le format. Comment ces relations entre le dessin et son lieu d’accueil s’expriment dans Ammonoidea ?
AL : En rejoignant l’architecture, la coquille réactive l’analogie entre l’habitacle humain et animal. Secrétée par l’organisme, une coquille en suit la croissance et s’y adapte, elle en émane et le revêt. Sa composition interne en plusieurs loges qui semblent scindées, composites, participe en réalité d’un processus de croissance. De manière parallèle, le bâtiment investi est celui de la Communauté de Communes, issue d’une dynamique de rassemblement pour former une plus grande entité de territoire. Etrangement, le plan du bâtiment image comme un plissement architectural (tel un début d’enroulement ou de fracture) et révèle sa composition en une succession de pièces comme de “loges” (en référence aux parties internes de la coquille). La façade est elle-même composée de cases délimitées, auxquelles font échos celles, irrégulières, de la coquille dessinée en coupe. Ces coïncidences visuelles, sans fondement rationnel, viennent néanmoins déclencher des interrogations quant au processus d’urbanisation. Ce bâtiment, situé en milieu naturel, semble être à la fois traversé de son environnement par ses grandes baies vitrées et en proposer des vues, encadrer ou contenir le paysage. Depuis l’intérieur de cet espace, à la fois si ouvert visuellement et si clos matériellement, la sensation est trouble, et l’image de la coquille, à la fois protectrice et permettant la sortie, fut une manière de formaliser ma première expérience de ce lieu. La relation au dehors recoupe ici la relation au sublime d’une histoire géologique très ancienne que l’on n’appréhende que de loin, avec une part persistante d’énigme ; ces fenêtres obstruées sont tout autant relation ambigüe aux origines. La forme croissante d’une coquille à partir d’un point central, figure un processus matriciel ou génétique, qui vient s’appliquer à celui du dessin.
AO : Le dessin qui change d’échelle et de support devient, en se multipliant, l’élément d’une installation spatiale permettant aux visiteurs une expérience visuellement immersive. Pensez-vous que cette mise en espace facilite la réception de vos œuvres ?
AL : Le dessin suit trois plans de l’espace du hall d’entrée, pour amorcer une sensation d’englobement, un début d’enroulement, la genèse d’une grande coquille autour de nous. Néanmoins, le dessin reste ici cadré par les bordures de l’architecture, tout en suggérant sa continuité invisible, hors des baies vitrées. L’expérience proposée relève de cette même ambiguïté entre être dedans et dehors, loin et proche.
A la fois le dessin cherche à générer son propre espace, où l’œil pourrait se perdre, et il entre en dialogue avec le lieu qui a généré sa création. L’écran vitré est à la fois matriciel et écart, ce qu’affirme aussi la grille qui structure et découpe la paroi et l’image.
Je ne sais s’il s’agit de faciliter la réception, ou de la troubler. Ce trouble est le cœur de la démarche. Le trouble entre les échelles, le gigantesque et l’infime, l’intérieur et l’extérieur, le lointain et le proche, l’ancien et l’actuel, ne saurait trouver forme dans sa seule figuration, mais requiert de poursuivre son processus par l’expérience, qui ne cesse de le réactiver.
Dans la vue, l’espace semble surgir d’ailleurs, tout affirmant fortement sa présence par une démesure qui dépasse l’échelle du corps.
AO : A l’instar de vos déplacements, vos œuvres portent souvent des idées qui se poursuivront dans d’autres contextes de travail. Cette cartographie d’idées partagées permet-elle de révéler une proximité entre ces lieux et vos choix esthétiques ?
AL : En effet, par-delà ou en-deçà de l’in situ, je m’intéresse aux transversalités entre les expériences vécues en différents lieux. Des sites éloignés peuvent déclencher des problématiques en certains points similaires. D’un espace à un autre, des continuités se construisent entre ce qui semblait séparé, spécifique et réduit au local. Aussi, une même modalité ou relation peut se poursuivre avec chaque fois des déclinaisons, des adaptations, revirements, approfondissements, telle une temporalité qui se stratifie d’espaces pluriels, et tel un mouvement d’avancée spiralaire. Un travail sur la coquille avait déjà été mené au Centre d’Arts de Port-de-Bouc, il s’agissait alors d’un agglomérat de coquilles brisées dans une ville marquée de brisures historiques ; la coquille y était déjà métaphore bachelardienne de l’habitation, mais par cassure plutôt que continuité spiralaire. Cette coquille d’ammonite devient aussi image d’un processus d’évolution, qui fait se joindre habitat et déplacement, identité esthétique d’une ligne qui s’enroule pour se dérouler à travers les espaces traversés, comme à travers la succession de plusieurs loges qui croissent les unes à la suite des autres.